"Ça fait quinze ans que Dassault lâche des billets à des délinquants pour contrôler des cités sensibles comme Montconseil ou les Tarterêts. Il nous a pris pour des prostituées. Alors maintenant, on parle."
Il a 30 ans : c'est un "loulou" en blouson de cuir et jean de marque. Natif d'une cité de l'Essonne connue pour ses problèmes sociaux, les Tarterêts, il est de l'avant-dernière génération des loulous de Corbeil-Essonnes, celle des grands frères que les plus jeunes regardent avec respect.
Luigi demande qu'on lui donne un faux nom. Car lui et d'autres loulous de la ville ont décidé de raconter comment Serge Dassault, grand avionneur militaire français, patron du Figaro, sénateur UMP et ami de Nicolas Sarkozy, "a joué avec le feu dans les cités de l'Essonne".
Tout est parti d'une louable intention.
"Quand Dassault s'est présenté pour la première fois aux élections municipales en 1995, je l'ai vu ouvrir le coffre de sa voiture et distribuer à des gamins des cités des stylos Mont-Blanc et des vêtements de marque, raconte un autre ancien loulou, Pierre, devenu éducateur aux Tarterêts. Mais en faisant cela, Dassault a mis le doigt dans un sale engrenage."
Quand Serge Dassault devient maire de Corbeil-Essonnes, il trouve une dure ambiance dans les cités de la ville.
A Montconseil, aux Tarterêts, un quart des jeunes de moins de 25 ans n'a pas de travail. Des rixes entre bandes des deux cités provoquent la mort de deux adolescents.
Dès que la police intervient, il y a des saccages de voitures, de vitrines ; l'hôtel de ville est caillassé. Dassault veut ramener la paix. Il mise alors sur une politique des grands frères. Celle qui consiste à recruter dans les cités des garçons qui peuvent avoir une influence sur les jeunes loulous et peuvent aider à les contrôler.
Une décennie plus tard, on découvre les dessous de cette fameuse "politique des grands frères". Dans Libération (du 18 octobre), un certain Mamadou produit des relevés bancaires prouvant qu'un collaborateur de Serge Dassault lui a versé au printemps 2010 100 000 euros sur un compte en Belgique.
Il prétend que Dassault et ses hommes le payaient pour qu'il fasse voter des jeunes des cités en faveur de l'UMP aux élections municipales. Pour Luigi, notre grand frère des Tarterêts, la bombe de Mamadou n'est qu'un morceau de l'histoire : l'histoire d'un riche grand-père qui veut acheter l'amour de ses enfants, et de ces enfants "prêts à tout pour que le vieux continue de cracher au bassinet".
"Dis-moi combien tu veux"
Luigi se confie à nous loin de sa cité, gare de Lyon, à Paris. Il nous raconte comment Dassault aurait essayé de monnayer son soutien, en vue des élections municipales de 2008. Fin 2007, il était allé voir Dassault à la mairie pour lui parler du chômage des gamins de sa cité.
"Je me retrouve dans son bureau qui donne sur la Seine, avec une table ronde et un tableau au mur. Je lui explique qu'il faut trouver des emplois à des jeunes de la cité. Dassault me répond : 'Fais-moi un budget, dis-moi combien tu veux'. Je lui précise que je ne demande pas d'argent mais des emplois. Il me tend une feuille de papier : 'Mets un chiffre !' Là, je comprends qu'il y a un malentendu, qu'il veut me rémunérer pour que j'incite les jeunes à voter pour lui aux prochaines élections (des élections qui, à Corbeil, peuvent s'emporter avec seulement 27 voix d'écart - ndlr).
Je me suis énervé. Je lui ai répondu 'Va te faire foutre, je ne suis pas une pute et je ne roule pas pour toi politiquement'. Il a insisté : 'Mais marque ton chiffre sur le papier, bordel !" Luigi affirme qu'il a refusé l'argent et est reparti du bureau les mains vides. Il dit avoir reçu juste avant les municipales un SMS envoyé du portable de Dassault : "Viens seul, à 18h30, à la mairie."
"J'y vais. Il m'explique que les jeunes des Tarterêts viennent sans arrêt lui casser la tête pour lui demander de l'argent. Je lui dit qu'il suffirait de leur donner du boulot. Il répond qu'il réfléchira et qu'il me rappellera. Ce qui était incroyable, c'est que pendant qu'on parlait, dans la même pièce, il y avait une petite table avec trois hommes autour : un conseiller municipal et deux lascars que je connaissais dans la cité comme chefs de groupes. Deux garçons qui, à l'époque, voulaient monter leur société de sécurité. Ils étaient tous les trois penchés sur une mallette de cuir noir. Ils en sortaient des billets de banque. Dassault n'avait pas du tout l'air gêné que je voie ça."
Luigi explique : la générosité de Dassault va se retourner contre le maire et ses équipes. "Des jeunes qui avaient touché des billets se sont vantés. D'autres qui n'avaient rien reçu disaient : 'Putain, nous aussi, on en veut !' C'est comme ça qu'un tas de garçons se sont mis à tourner comme des chacals autour de la mairie."
A Corbeil, un beau blond de 21 ans nous fait monter dans sa voiture. Il s'appelle Vincent. C'est un loulou de la cité de Montconseil. Boulevard Henri Murat, il désigne un gros bloc couleur brique. "Un jour de février 2007, dans ce bâtiment que la mairie prête aux jeunes, un petit gars de 18 ans, chômeur à Montconseil, nous a sorti de sa poche, tout fier, un chèque de mille euros signé de Serge Dassault. C'est là qu'on a décidé d'en manger nous aussi. On s'est renseignés et on a vite appris qu'il fallait aller voir Lebigre à la mairie."
"Je l'ai menacé en disant que je savais qu'il distribuait du fric aux jeunes en période d'élections"
Jacques Lebigre : le bras droit de Serge Dassault. Un ancien militant du SAC, la milice gaulliste connue pour ses actions violentes dans les années 1960 et 1970. A l'époque où Vincent découvre son nom, Lebigre est maire adjoint de Corbeil, chargé de la jeunesse, et secrétaire départemental de l'UMP.
Un jour de 2007, Vincent débarque dans le hall de la mairie de Corbeil. Il est accompagné de quatre jeunes de la cité. Ils demandent Jacques Lebigre. "On nous a fait descendre au sous-sol. Lebigre était tout seul dans une salle de réunion. Il nous demande ce qu'on veut. On lui répond : de l'argent pour nous payer le permis de conduire. Il dit qu'on n'a qu'à travailler."
Harold, un garçon de 25 ans, était avec Vincent dans le bureau de Lebigre.
"Pour le convaincre, il ne fallait pas être gentil, sinon il te la mettait à l'envers. Je l'ai menacé en disant que je savais qu'il distribuait du fric aux jeunes en période d'élections, que je savais ce qu'il cachait."
Vincent termine : "On lui a dit que s'il ne signait pas, on allait revenir et ébruiter l'affaire. Il est devenu tout rouge et nous a proposé de revenir régler ça un autre jour. Un midi, dans le hall de la mairie, il nous a mis à l'abri des regards, il a sorti de sa poche cinq bouts de papier pliés et nous les a distribués en nous serrant la main. C'était cinq chèques. Quatre de 980 euros, à l'ordre de l'auto-école. Le mien était de 1 000 euros, à mon ordre et signé de Serge Dassault. J'avais dit à Lebigre que j'avais déjà avancé l'argent pour mon permis et qu'il fallait qu'il me rembourse."
Au téléphone, nous soumettons ces deux témoignages à Jacques Lebigre : "Présentez-les moi, ces jeunes qui racontent ça ! Nous avons en mairie un dispositif officiel pour financer jusqu'à 800 euros le permis des jeunes qui présentent un dossier.
- Mais vous souvenez-vous de cette anecdote précise de février 2007 ? - Je suis incapable de vous dire si c'était en février 2007 ou n'importe quand, je vois défiler tellement de gens... Certains, effectivement, n'ont pas toujours à notre égard des propos qui conviennent mais ils appartiennent à une autre manière de se comporter.
- Donc, vous ne niez pas avoir fait l'objet de pressions ? - Si cela fait plaisir à vos témoins d'utiliser cette expression, c'est leur problème, pas le mien.
- Ils disent qu'ils rackettaient Dassault. - Ce terme leur appartient. Mais posez-donc la question à monsieur Dassault !... Nous avons un dispositif pour aider des jeunes. Qu'ensuite il y en ait qui soient un peu plus turbulents ou pressants que d'autres, oui, c'est vrai. Nous avons en face de nous des gens dé-so-cia-li-sés.
- Avez-vous personnellement remis à des jeunes des chèques signés de monsieur Dassault ? - Posez la question à monsieur Dassault. - Non : à vous... - Les anecdotes, c'est impressionnant, mais ce qui m'intéresse, moi, c'est la quantité de jeunes que nous avons pu aider avec le permis de conduire. J'en suis fier."
Chez les amis de Vincent et d'Harold, le nom de Lebigre, ce maire adjoint aux cheveux gris, portant costume, sacoche à main et verres fumés, était devenu fameux. Mais la vie de Lebigre va changer. Le 18 septembre 2007, à 6 heures du matin, il ferme la porte d'entrée de sa villa de Corbeil et traverse son jardin. Il n'a pas le temps d'atteindre sa voiture.
Trois hommes lui sautent dessus, le jettent à terre, le bourrent de coups de pied et de poing, volent sa sacoche et ses clés et le laissent tuméfié et couvert d'hématomes. Les journaux parlent d'une attaque de voleurs de voitures.
"Lebigre aurait promis 10 000 euros à un grand frère"
On a recueilli, dans les cités de Corbeil et dans les rangs de la police, une autre version. Un commissaire des Renseignements généraux de Corbeil qui enquêtait sur une autre affaire dans les cités de la ville nous la raconte.
"J'ai recueilli les témoignages de plusieurs jeunes sur l'agression de Lebigre. Ces témoignages, tous concordants, racontent une même histoire de dette. Lebigre aurait promis 10 000 euros à un grand frère. L'argent n'aurait jamais été versé et le grand frère lui aurait donné une correction."
Nous racontons ce témoignage à Jacques Lebigre. Voici sa réponse : "Ce n'est pas sérieux. N'importe qui peut dire n'importe quoi. Et puis c'est tellement facile de pointer le doigt sur des jeunes des quartiers ! Les gendarmes n'ont retrouvé personne."
Depuis son agression, le maire adjoint s'est retrouvé dans les pages du Canard enchaîné (du 25 août 2010), portraitisé en "porteur de valises" pour le compte de Serge Dassault. Et comme ayant signé des chèques à un délinquant lors des élections municipales de 2008. A quoi Lebigre avait répondu : "Je signe des chèques à qui je veux."
Selon Luigi, c'est en période électorale que les loulous des cités de Corbeil essaient de tirer le maximum de la générosité de Serge Dassault. "Une élection à Corbeil, c'est l'instant open-bar. C'est la période où des jeunes mettent la pression sur la mairie pour lui prendre de l'argent ou des jobs".
Le 29 mars 2010, par exemple, quarante jeunes des cités, tous entre 16 et 25 ans, débarquent à la séance du conseil municipal. Quelques-uns portent des T-shirts "Dassault, du boulot". Ils se regroupent au fond de la salle. Au milieu des débats, on les entend crier : "Dassault, tiens tes promesses !"
Un conseiller municipal connaît la plupart de ces jeunes. Il explique leur coup de force :
"Le tribunal administratif avait rendu Dassault inéligible en l'accusant d'avoir fait des dons d'argent qui auraient pu altérer la sincérité du scrutin. Il avait dû céder la place à son adjoint Jean-Pierre Bechter. Les jeunes venaient montrer qu'ils veillaient à ce que le nouveau maire n'oublie pas les promesses d'emploi que leur avait faites Dassault."
François, un ancien éducateur de 36 ans, aujourd'hui employé à la mairie, connaît ces jeunes qui sont venus manifester. "Ils m'ont raconté que des collaborateurs de Dassault, dans des réunions d'appartement ou sur des marchés, leur avaient promis une insertion sociale, du boulot, des appartements, s'ils aidaient à faire voter pour Dassault. Sans ça, je peux vous assurer que ces jeunes n'auraient jamais voté pour l'UMP !"
Trois mois après ce coup de force, la ville de Corbeil signe des contrats d'accompagnement à l'emploi (CAE) avec soixante-quinze jeunes de la ville.
Un record. Selon le conseiller municipal que nous avons interrogé, beaucoup de ceux qui demandaient du boulot à Dassault ont obtenu des postes. A la mairie, les employés municipaux qui les ont vus arriver nous en parlent.
"Ces garçons ont été recrutés à la va-vite et sans aucun sérieux, juge un chef de service. Je me retrouve avec un jeune qui est censé conduire une voiture municipale. Problème : il n'a même pas son permis !"
Certaines recrues font parler d'elles à l'extérieur. En août dernier, un garçon de 18 ans embauché au service de la voirie prend un an de prison.
Trois mois de prison avec sursis pour des coups de coude à la carotide
Aux Tarterêts, il a agressé en groupe des policiers à coups de marteau. Mi-octobre, deux autres, âgés de 18 et 24 ans, sont condamnés à trois mois de prison avec sursis pour avoir donné des coups de coude à la carotide et des coups de pied dans les reins à des policiers.
Le maire, Jean-Pierre Bechter, prend alors des mesures. Sur les soixantequinze jeunes CAE embauchés au départ, payés aux alentours de 1 200 euros par mois, six sont mis à pied. Mais au service de la voirie, plusieurs anciens se plaignent encore du comportement de ces jeunes au travail :
"Ces jeunes en CAE font quasiment un travail fictif. On les attend à 8 heures le matin et on ne les voit se pointer qu'à 11 heures ou midi." Un de ses collègues, dans un autre service : "J'ai demandé à l'un d'eux de se présenter à l'heure. Le soir, il m'a pris à l'écart pour me dire qu'il allait s'en prendre à ma femme et à mes enfants. C'est sans doute des paroles en l'air mais ça met la pression."
Un quatrième affirme : "Un CAE m'a dit que si je dénonçais son absentéisme, il m'arriverait un accident de voiture." Ils nous décrivent aussi des incidents, comme ce dessin tagué sur le mur d'un atelier municipal : deux agents de la ville, nommés et dessinés, l'un avec un couteau dans le ventre, l'autre avec un revolver sur la tempe.
Epuisés par cette atmosphère, quatre agents municipaux sont en arrêt maladie. Le 7 juillet, l'un d'eux, un chef d'atelier de 39 ans qui travaillait à la mairie depuis dix-sept ans, se pend chez ses parents.
Ses collègues racontent : "Il vivait barricadé chez lui. Il ne se sentait pas protégé par la mairie et ça le mettait en colère. Il avait reçu des menaces : 'Je vais te tuer, je vais baiser ta mère, ta soeur.' Ça le traumatisait, il s'était renfermé. La veille du suicide, un des jeunes lui avait dit qu'il allait brûler sa moto." Sa famille envisage aujourd'hui de porter plainte. Mais elle redoute des représailles : "Les jeunes qui s'en prenaient à lui connaissent notre adresse."
Les employés de la ville qui demandaient aux jeunes en CAE de se montrer ponctuels y renoncent désormais. "Ça ne sert à rien, conclut l'un d'eux. Si je demande des comptes à un jeune, il répond qu'il va voir ça en direct avec Lebigre ou avec Bechter ! J'entends aussi cette phrase : 'C'est Dassault qui m'a embauché, c'est avec lui que je traite.' Que voulezvous faire avec des garçons qui se sentent couverts ?" Le maire, Jean-Pierre Bechter, ne nie pas ces comportements. Il les relativise.
"Je vous assure que ces garçons ne sont couverts par personne, dit-il au téléphone. S'ils font des fautes, ils sont sanctionnés. Mais gardons raison : ces problèmes-là, c'est 10 % de l'effectif. Dans d'autres services que la voirie ou les espaces verts, les CAE travaillent et viennent à l'heure. Une minorité pose problème, pourquoi ne parler que d'elle ? Quant aux menaces de mort que vous citez, je n'en ai pas eu vent. Vous dites que les employés m'en auraient informé par email ? Vous savez, les emails, ils n'arrivent pas toujours à leur destinataire. Je vous le dis : je ne tirerai pas contre ces jeunes. Les débuts sont parfois difficiles, mais le CAE c'est un travail de réinsertion. C'est l'école de la deuxième chance. Ils finiront par arriver à l'heure."
Dans les cités de Corbeil, pour des loulous comme Vincent ou Harold, ceux qui se vantent d'avoir "racketté Dassault", ces mots ont peu de sens. Dans leur vision de l'avenir, les notions de carrière, d'insertion sociale par le travail ou de retraite sont des mirages.
Ils voient la bienveillance de Serge Dassault comme une chance d'attraper des euros vite fait. Un coup de pression et hop : les billets tombent. Les CAE tombent.
Un ancien fonctionnaire de la ville qui, jusqu'en 2006 dirigeait les services municipaux, assure que plusieurs jeunes exerçaient un chantage sur Dassault.
"C'était toujours le même schéma. La nuit, des voitures brûlaient aux Tarterêts. Le lendemain, on voyait arriver les jeunes et les caïds de la cité. Ils montaient directement dans le bureau de monsieur Dassault. Ils demandaient des emplois, de l'argent pour payer leur permis de conduire ou leurs vacances ou pour financer le démarrage d'une activité. Par moments, ils venaient demander tous les jours."
Comment Serge Dassault réagissait-il à ces pressions ? " Il payait. Je lui disais qu'il y a d'autres moyens de gérer Corbeil qu'en lâchant des billets. Il répondait : c'est mon affaire. Il acceptait ces petits chantages. Je crois qu'il avait l'impression d'aider des jeunes qui n'avaient rien et dont il se sentait proche. Monsieur Dassault se voyait comme un bon grand-père."
Parmi ces jeunes qui ont monté leur société, il y en a un dont les loulous nous parlent souvent : Taoufik Aoune. C'est un grand frère des Tarterêts qui a créé en 1999 une société de gardiennage et de sécurité : la SPSP (Société de protection et de sécurité privée, dissoute en 2009). En 2004, cinq ans après sa création, la SPSP surveillait plusieurs locaux municipaux et fournissait des vigiles aux campagnes électorales de Serge Dassault.
En 2004, année que les habitants de Corbeil n'oublieront pas, la ville détruit trois tours dans la cité des Tarterêts. Le chantier de destruction est énorme. Il est sécurisé par une société concurrente de la SPSP. Mais les choses tournent mal.
Le chef de chantier parle de démissionner. Le conseil général envoie sur place un haut fonctionnaire pour comprendre ce qui se passe. Cet homme accepte aujourd'hui, sous couvert d'anonymat, de nous raconter son dialogue avec le chef de chantier : "Il était terrorisé. Ses ouvriers tremblaient de peur. Des jeunes étaient venus tirer des coups de feu en l'air et casser des engins. Ce qui avait retenu notre attention, à l'époque, c'est que plusieurs chantiers sur la ville avaient connu les mêmes menaces. A l'exception d'un seul : le chantier surveillé par la SPSP."
Quatre ans plus tard, une autre affaire sème le doute sur les méthodes qu'utiliserait cette société pour obtenir des marchés sur la ville. En avril 2008, le chantier de rénovation du collège de la Nacelle à Montconseil (500 élèves) connaît à son tour des mésaventures. Plusieurs engins sont incendiés.
Juste après, relate la presse, un inconnu vient proposer au chef du chantier une plaquette publicitaire décrivant l'efficacité d'une société de gardiennage de Corbeil : la SPSP.
Une plainte déposée en juillet 2008 au commissariat de Corbeil indique que le samedi 5 juillet, en fin de journée, le maître-chien de la société Mobil-Garde qui surveille le chantier a vu arriver une voiture et deux jeunes en sortir.
"Si tu restes, on brûle ta voiture et toi avec"
Selon son témoignage, les deux garçons lui parlent ainsi : "On ne veut pas de toi pour garder ce chantier. On veut uniquement des personnes du quartier. Si tu restes, on brûle ta voiture et toi avec. Tu sais qu'on a déjà mis le feu." Ces deux jeunes seront arrêtés par la police : selon des vérifications faites par Le Parisien, tous deux étaient d'anciens vigiles de la SPSP.
Le Parisien avait interrogé le patron de la SPSP, Taoufik Aoune, à propos de cette affaire. Il avait nié avoir jamais fait mettre le feu à des chantiers pour obtenir des contrats de sécurité.
Aux Tarterêts, des hommes qui ont fréquenté Taoufik Aoun et la SPSP nous parlent. Un proche de l'entreprise, on l'appellera Laurent, dit avoir assisté en 2003, à Corbeil, à une conversation d'affaires entre Taoufik Aoun et un grand frère portant jean et blazer, un certain Samy (le prénom a été modifié).
"Ils parlaient tous les deux, très clairement, de demander à des jeunes des Tarterêts, d'aller faire des conneries, contre quelques billets, sur un chantier immobilier de Corbeil. Les jours qui ont suivi, une voiture brûlait sur le chantier immobilier des Moulins, à la Nacelle, et la SPSP décrochait le contrat de surveillance. J'ai fait le rapprochement car je les ai entendus plusieurs fois, par la suite, discuter d'organiser des troubles sur Corbeil, pour obtenir plus de contrats de gardiennage et de sécurité."
A une station de RER de Corbeil, dans un café d'Evry, des loulous écoutent la BO de Scarface. Yvon, la trentaine, avale un café noir. Il a toujours un oeil sur la vitrine pour vérifier qu'il ne voit pas surgir une connaissance.
Yvon était un des vigiles de la SPSP. "En 2007, je suis allé demander du travail à Taoufik. Je le connaissais comme ancien éducateur. Il m'a dit : 'Si tu veux du travail, il faut aller me mettre le bordel sur le chantier du nouveau centre commercial des Tarterêts. Il faut montrer à la boîte de sécurité qui le garde qu'ils ne sont pas chez eux et les empêcher de travailler normalement. Si derrière j'obtiens le marché, je pourrai embaucher plus de jeunes du quartier.' Je n'ai pas voulu. Je lui ai dit de demander plutôt à des petits du quartier qui le feront volontiers pour quelques billets. Après ça, j'ai entendu des petits se vanter d'avoir mis le feu pour lui sur des chantiers. Quelques mois plus tard, il m'a pris comme vigile."
La même année, en 2008, dans un commissariat d'Evry, des policiers voient arriver des vigiles de la SPSP. Ils viennent déposer plainte contre leur employeur pour salaires impayés. Un commissaire se souvient de leurs auditions :
"Ils racontaient que Taoufik Aoune leur avait demandé d'aller sur des chantiers pour mettre le feu à des engins. Nous avons transmis tous ces témoignages au parquet."
Serge Dassault était-il au courant de ce double jeu imputé à la SPSP ? Son ancien directeur des services à la mairie nous affirme qu'en tout cas il était familier des chantages exercés par des entrepreneurs.
"Moi-même, en 2003, j'ai vu se pointer dans mon bureau trois caïds qui avaient monté leur société. Ils exigeaient que je leur donne un marché de travaux sur la ville. J'ai refusé. Ils m'ont pété la gueule ! J'ai déposé une plainte. Elle a été classée." Mais pour en revenir à Serge Dassault et la SPSP : quelle était la proximité de cette société de gardiennage avec l'avionneur ? Comment son dirigeant Taoufik Aoune et lui s'entendaient-ils en affaires ? "Je ne veux pas en parler."
La discussion s'arrête. Mais reprend avec Alain, un agent de sécurité qui a été en affaires avec la SPSP :
" Taoufik les a accueillis puis les a conduits dans la petite pièce du fond, où attendaient trois ou quatre jeunes des Tarterêts qui créaient des problèmes sur Corbeil. J'ai entendu leur discussion. Taoufik jouait le médiateur. Les garçons proposaient à Dassault de ramener le calme en échange de monnaie. Ça portait sur des sommes de cinq ou dix mille euros."
Dassault ne répondant pas à nos demandes d'interview, nous questionnons son adjoint, Jacques Lebigre, sur les relations de la mairie de Corbeil avec la SPSP. "Je vous vois venir, vous essayez de m'attirer sur un secteur qui est malsain. Nous avons eu des relations avec la SPSP, validées par l'administration préfectorale, donc je ne vois pas où est le problème des relations avec la SPSP."
A l'administration préfectorale de l'Essonne, justement, un haut fonctionnaire a accepté de nous parler de ces relations de Dassault avec Aoun. L'homme, qui nous demande de taire son nom, affirme qu'il a accédé à des documents de police confidentiels faisant état de conversations privées entre les deux hommes.
"A partir de 2007, monsieur Taoufik Aoune fut visé par plusieurs enquêtes financières. Il avait fini par se retrouver sur écoute. J'ai lu personnellement plusieurs retranscriptions de longues conversations téléphoniques, souvent de nuit, entre monsieur Aoune et monsieur Dassault. Ma position m'empêche de vous donner plus de détails mais ce que je peux vous dire sans la moindre équivoque, c'est que ces conversations prouvent que Serge Dassault n'ignorait rien des pratiques réelles de Taoufik Aoune."
Taoufik Aoun n'a jamais répondu à nos demandes d'interview. A la SPSP, on nous assure, au standard, que la demande lui a été transmise. Un autre jour, on nous explique que dans cette société, "personne ne connaît Taoufik Aoun"...
"Le fric de Dassault a mis une atmosphère de guerre civile"
Dans les cités de Montconseil et des Tarterêts, Luigi, Alex, Harold, Vincent, disent avoir profité des largesses de Serge Dassault. Ce sont pourtant eux, aujourd'hui, qui rêvent de mettre un coup d'arrêt au système mis en place par le milliardaire.
"Le fric de Dassault devait amener la paix dans les quartiers, il nous a mis une atmosphère de guerre civile", explique Vincent, un des garçons qui affirment avoir fait chanter Lebigre. "Il y a deux ans, un gars de Montconseil âgé de 25 ans s'est vanté devant nous d'être allé dire à Dassault : 'C'est moi qui gouverne le quartier, donne l'argent et je te gère les petits avant les élections.' Il prétendait lui avoir fait cracher 50 000 euros. C'est vrai qu'on l'a tous vu flamber comme un malade, boîtes de nuit, champagne, fringues Armani. Les petits qu'il se vantait de gérer ne profitaient de rien. Ils l'ont mal pris : ils ont voulu le lyncher. Le gars a dû s'arracher de la cité."
Un de ses amis, Albert, habitant lui aussi Montconseil, dit avoir vu de ses yeux "20 000 euros en billets de cent" dans la chambre du garçon. Pourquoi vous a-t-il montré cet argent ? "Il voulait que j'en ramasse une partie et que je lui trouve des armes."
Ce qui fait dire à Luigi que la méthode Dassault pour pacifier Corbeil a fabriqué de la délinquance. "Dassault nous a pris pour des cobayes. La cité a été le laboratoire d'une expérience qui a foiré. Ce qui en restera, c'est une génération plombée, fière d'avoir racketté le pouvoir et pour laquelle la valeur du travail n'existe plus."